ZUNÁI - Revista de poesia & debates

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JEAN-PAUL MICHEL

 

 

NOTRE INAPTITUDE À CONNAÎTRE EST ÉNORME

 

(Secret central)

 

[...]

J'appelle "Poème" toute manière humaine de faire face au grand Réel ; tout geste esquissé pour lui répondre, toute forme risquée pour lui donner contrepartie.

Marques, bornes, menhirs, totems, cippes, stèles, la danse et le chant, les peintures tégumentaires, la coiffure, le vêtement, le cérémonial de chaque jour, - les Livres : autant de voies pour cet affrontement d'impossible en face.

Ces sorcelleries fot signe vers la nécessité de nous détourner de ce qui serait funeste.

Elles parient avec audace sur une augmentation possible de ce qui est.

 

Ce que nous ne pouvons autrement saisir, nous n'avons d'autre ressource que d'en façonner le visage.

Le poème est le lieu, la puissance et la forme de cette opération.

1

   

[...]

Aucune possible réponse efficace au non-humain, qui ne doive s'emparer d'abord de ses puissances les plus étrangères. Cette "participation" est l'office de l'orgie émotionnelle qu'est d'abord la folie des cérémonies et des sacrifices.

Par la transe, la tribu mime la possession réelle, les décharges électriques reçues du grand dehors. La musique, la danse, la couleur, les libations et les chants la restituent en épilepsie de gestes qui leur ressemblent.

La profération du Nom, sa psalmodie, le mouvement des pas frappant le sol en cadence, les incisions, les couleurs, les contours et les rythmes, l'ocre rouge et l'or, les colliers de coquillages, puis de perles, les amulettes, les jambières de raphia, les échasses, les masques, les brasiers entretenus jusqu'à l'aube sont le recours du poétique en général. - Par là les officiants paient le prix de l'Accès, "méritent" l'efficace en retour de leur mise à distance de soi.

Nos idées du monde naissent de ces magies.

Leurs puissances sont nos seules puissances.

Elles disposent mystérieusement de nos attentes et de nos craintes.

Le hiératisme des liturgies en participe.

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Pareillement, les magies réglées des modernes, leur cortège de figures familières : la raison est une sorcellerie qui s'ignore.

Le poème danse autour d'un secret central.

Notre inaptitude à connaître est énorme.

 

[...]

Le poème n'est pas la "représentation" dégradée d'une réalité absente, mais un acte, dont on attend des effets. Il les obtient par génie ou, d'efficace nulle, n'est que l'ébauche manquée de cet acte.

Un poème de quelque puissance agit comme un centre de forces. Des ondes concentriques prennent possession de l'inquiétude humaine disponible alentour.

Une organisation rythmique du monde en suit.

La disponibilité des assistants, le dialogue des tambours, la montée progressive du rythme, l'engagement à la danse manifestent ces pouvoirs comme autant de puissances trés physiques.

La scansion crée de la scansion. Chacun recherche le mouvement souple et profond jusqu'alors inhibé, ouvrant à des libertés nouvelles du mouvement. Les assistants se découvrent autres, entrent spontanément dans l'action rythmique à leur tour.

            3

Des âmes captives se libèrent, accédant à leur propre reconnaissance scandée d'elles-mêmes, à elles-mêmes jusqu'alors inconnues.

Le poème vivant fait musique du corps entier, devenu grâce et mystère.

Nous héritons de ce legs avec peine et maladresse.

[...]

AURIONS-NOUS DÛ DEMANDER PARDON?

                        Comment imaginer devoir présenter, sur le tard, des "excuses" -  moins encore formuler des "regrets" - pour l'ardente marche à tâtons, la fièvre que ce fut ?

                        Pour n'avoir voulu rien sinon beautés de feu, fraternités jamais osées, - avec ce désintéressement effrayant chez tous (jamais revu depuis) touchant tous les pouvoirs ?

                        Pour des naïvetés de ce calibre, il faudrait payer,bien sûr. On déchanta.

                        Mais, pour avoir été rêvées, cessèrent-elles jamais d'être beautés, fraternités, dépense sans calcul, - quand même nous aurions tout ignoré, en effet,  du monde où elles prétendaient valoir ?

                        Comment aurait-il pu en aller autrement, d'ailleurs, en fait de savoir et d'action, étant ceux que nous étions, dans cet instant de l'histoire et ce moment de notre vie  ?

                        Une force nous portait, aveugle comme la vie, comme elle sans crainte ni remords : une chance, un bonheur, une innocence, une liesse.

                        Quelle perte ce serait, que d'expier des élans de cette sorte ! Et combien irréfléchi, vain, déplacé !

*

                        Ce que nous avons "voulu" si fort, d'autres le "voudront", sans l'avoir davantage "choisi", avec la même passion éperdue.

                        Le monde sera jeune et beau une autre fois, autant de fois que la vie vivante abandonnera sa vieille peau au sortir de l'hiver.

                        Ceci n'est pas une prophétie. Tout juste la relation de quelques faits.

 

                         Comment irait-on jamais au-devant de tant d'inconnu, sinon le bandeau sur les yeux ?

                        Si "chacun est le Fils de son temps", quel sens auraient ici des "repentirs" à l'endroit de passions si parfaitement  fatales ?

                        Et comment irions-nous à résipiscence, quand au contraire on aura fait, dans ces passages, provision pour longtemps d'une joie sans mélange ?  - une fierté,un honneur, un orgueil, une naïveté, une beauté, un courage ?

                        Aurions-nous dû demander pardon pour avoir été heureux, innocents, fous et beaux ?

                                                                                  *

                         C'est une autre question de savoir si, de nos "savoirs" d'alors -, de nos paroles, et même de nos actes, on avait en vérité "choisi" grand chose : ils furent d'abord une irrépressible poussée vitale, et combien  juvénile !

                        A supposer que nous n'ayons pas alors reconnu fictions les fictions qui nous portaient, - des illuminations puissantes, datées. Derechef : fatales - , quel sens y aurait-il à ne pas les reconnaître les illuminations qu'elles ont été ? A  bouder piteusement l'ivresse qu'elles donnèrent sans mesure à notre goût de ces batailles ?

                        Et comment pourrions-nous faire état sans tristesse de quelque gain nouveau, en fait de "savoir", quand il aura dû se payer de tant de joie perdue ?

                        - Maigre profit. Grande perte.

 

                                                                                  *

                        Pas davantage nous n'aimerions nous voir en vieux enfants.

                        "Une forme de la vie a vécu". Chacun est devenu un autre.

                        Mais qu'au moins notre vie nouvelle n'ait pas dû se payer du prix de la calomnie de ce que l'on aura, une autre fois, été.

 

                        Pareille injustice touchant le passé laisserait de contestables pierres d'attentes pour les jeunes vies qui viennent.

                        Nous leur aurions alors enseigné la résignation, - de toutes, la pire des défaites.

 

                        Faites en votre profit ou votre perte. Nous ne demanderons pas pardon.

 

 

[ Une dernière fois, touchant les illusions du "libre-arbitre
et les beautés de la jeunesse perdue.]

 

PREMIÈRE TENTATIVE DE SORTIE DES LOGIQUES DU RESSENTIMENT

[ Miettes pour le quarantième anniversaire du Mai français ]*

 

1. Une joie.

                        Souvenir de visages heureux, le plus souvent jeunes, quand ce n'était pas, même, tout juste adolescents, - puisqu'il faut cinquante ans pour faire un homme, et que le plus grand nombre des nôtres n'avait pas alors atteint la moitié de cet âge. - Une joie. - Trés spéciale, puisque ce fut une joie d'histoire - d'une tonalité incomparable. J'ai beau lui chercher des équivalents, je n'en vois pas.

 2. Hiatus.

                        Hiatus sans égal, dans la plupart des groupes militants, entre le fait et sa représentation : discours typés, datés, compromis, fadasses, archi usés - quand ce n'était pas, même, antithétiques, lourdauds, stupides, engoncés, faux ( des "pro-chinois" faisaient sans honte l'éloge de Staline, du Goulag, des procès de Moscou, d'Enver Hodja ! ), les plus timides se réclamant, sans titres, du "Front populaire", de la "Résistance", bref : de tout ce qui avait eu lieu une autre fois, par pure incapacité à penser ce qui n'avait jamais eu lieu. De l'inconnu les submergeait de toutes parts, les grisait, qui les eut laissés sans voix, n'eussent été ces pauvres rengaines : leur jeunesse, affranchie des respects dûs aux interdits qui, la veille encore, limitaient tous les jeux possibles à des conflits de gros pardessus.
 

3. Vieilles lunes.

                        Le début de la fin pour les vieilles lunes qui avaient jeté ces lueurs blafardes, dans les ciels d'avant. - Evidence rétrospective d'un rapport (souterrain, mais direct), entre le Mai français et l'effondrement interne de la pyramide des mensonges et des terreurs d'Etat qui avaient pu paraître, trois ou quatre décennies durant, un devenir fatal, à l'Est. Les morts-vivants mettraient un quart de siècle à se découvrir des morts-vivants mais, pour la première fois, le 13 mai, "les crapules staliniennes étaient dans le fourgon de queue".

4. La véritable fin de l' "après-guerre".

                        La véritable fin de l' "après-guerre". - Après Hitler, Mussolini, Staline, les atroces guerres coloniales d'Indochine, d'Algérie, du Vietnam, le besoin était profond de regarder ailleurs. Certain goût juvénile du désordre fut une manière de desserrer les entraves du déjà-là. Des prosélytes en tous genres assignèrent au mouvement les fins les plus diverses. Chacun apporta à ce flux ses revendications propres. Le mouvement les reçut toutes. - Mais le ton unique qui fut le sien ne tenait pas à des "revendications". Fait qui paraîtra peu compréhensible : s'il savait trés bien ce dont il ne voulait plus, Mai n'avait pas véritablement d'idée de son devenir, et, peut-être, n'avait pas besoin d'en avoir. Il allait à l'inconnu avec un désintéressement qui ne s'était jamais vu, dans des évènements de cette sorte.

5. Une jeune vie s'ébroue.

                        Le poème vivant de la vie qui s'ébroue. Toute autre poésie que celle de la vie vivante aurait suscité un haussement d'épaules.  Nietzsche : "Je ne suis pas toujours triste. Je n'ai pas toujours des idées."

6. Retour du refoulé.

                        Retour du refoulé de toutes les "folies de la liberté" - de Saint-Just à Rimbaud, en passant par Mallarmé et par Sade, les surréalistes et Dada. Trés loin des obsessions de toutes les polices de la pensée et des sentiments - Hölderlin, Nietzsche, Breton ; non pas Jdanov, Staline, Kanapa. L'histoire, sensiblement, tourna. Le basculement pré-frontal de l'activité symbolique en histoire s'opéra d'un coup. - Adieu, cerveaux reptiliens !  Adieu, visières d'os !

7. Innocence du devenir.

                        L'innocence du devenir redevenait dangereuse. - Une prospection aventureuse d'un peu d'inconnu réel en histoire. De l'enthousiasme, dans cet élan. Des manières et des accents qui sont ce que l'on retiendra de lui.

8. L'impossible.

                        Des espérances d'une naïveté désarmante s'affirmaient avec le plus tendre sérieux. L'Histoire linéaire d'hier, sortie du lit où la canalisaient les terreurs idéologiques, explosait en étoiles imprévisibles, loin au-delà des digues. L' "im-possible" paraissait le minimum désirable.  

9. S'autoriser de soi.

                        Les deux infâmies symétriques qui avaient terrorisé le siècle se voyaient délégitimées ensemble par les enfants des protagonistes de la génération précédente, laquelle manquait symétriquement de moyens pour réinstaurer des autorités morales discréditées par tant de répétitions maintenant sans avenir. - Première tentative de sortie des logiques du ressentiment dans des mouvements de "révolution". Une vie nouvelle voulait vivre, qui ne s'autoriserait que de soi.

10. "Plutôt la vie !"

                        Ceux dont la vie vibra alors à certain diapason sensible de liberté et d'existence en auront été touchés pour toujours. Ils n'auront pu, ni voulu, prendre leur parti de la vie ordinaire - veillant dans le retrait à ne payer jamais tribut à la grisaille des jours. - Ils n'ont pas rivalisé dans l'obtention de pauvres "reconnaissances officielles", fait carrière. - "Plutôt la vie !"

11.  Ici et maintenant.

                         Le Mai français fut le premier mouvement de révolution qui ne plaça pas ses enjeux dans la conquête du pouvoir d'Etat. En cela préfigure-t'il, peut-être, ce qu'il en sera demain des mouvements humains véritablement émancipateurs : que des individus se donnent en nombre à eux-mêmes. Soucieux des possibilités effectives qui leur seraient laissées d'entrer directement dans la vie nouvelle qu'ils auraient la force de concevoir, ici et maintenant - et dont les voilà, du même coup, rendus responsables.                    

12. Non serviam.

                        "Non pas une société d'esclaves sans maîtres, mais une société de maîtres sans esclaves". - Aucune révolution ne méprisa comme Mai la servitude volontaire, et, mieux que lui, ne se détourna de la vieille fatalité de séparer sa vie de soi. - Le goût du style retrouvait des emplois efficaces. L'I.S. lui rendit son éclat de toujours avec cruauté et génie.

13. Nombre d'hommes libres.

                        Un résultat inaperçu des statisticiens et des idéologues : Mai aura rendu à eux-même nombre d'hommes libres, lesquels ne seront plus jamais rentrés dans le rang. Cela n'est pas de peu de prix. Le ton de la vie changea. Que voudrait de plus haut une révolution effective, qui ne se bornât pas à des anticipations d'esclaves ? - Cela, nous l'aurons eu.

14. Incitamentum.

                        Une mutation dans les esprits. Un puissant incitamentum à l'expérimentation de libertés concrètes. Ce mauvais exemple donné à tous n'en finirait plus de nourrir des audaces nouvelles. "Liquider l'héritage de Mai 68", Monsieur Sarkozy, est un programme des plus rhétoriques.

15. Le vrai lieu.

                        Ironisation de l'économie. Désacralisation de la politique. Le retour à la vie finie comme finie, non comme malheur, mais comme chance,- puisque tout recommence, avec chaque nouvelle jeune vie. Le contenu des existences effectives pris au sérieux : celles qui n'ont lieu qu'une fois.

16. Ce cri unique : "Soyez beaux !"

                        La fin de la séparation de l'art et de la vie, formulée non comme une "revendication" débouchant sur des coalitions de désirs toujours frustrées de n'atteindre pas leurs fins, mais la pratique souveraine de la vie comme un art, donnant d'un coup à chacun ce qu'il n'avait plus lieu de "réclamer" abstraitement pour des demains abstraits.

                        Le goût du présent, du jeu, des tentatives osées : les ressources supérieures de la fête et de la joie. Avec cela, balbutiantes, tant d'esquisses de beaux moments. - Ce cri unique : "Soyez beaux !"

("Esclaves, ne maudissons pas la vie !" )

                                                                                                          14 décembre 2007

No copyright. Tous droits de reproduction autorisés, pour tout pays.

 

Jean-Paul Michel nasceu em 1948, em Corrèze (França). Encontrou-se com André Breton em 1966, com 17 anos de idade. Estudou Filosofia em Bordeaux, onde conheceu Jean-Marie Pontévia e Pierre Molinier. Criou em 1976 a William Blake and Co., editions.william.blake@wanadoo.fr. Seus poemas foram reunidos em dois volumes pela editora Flammarion: Le plus réel est ce hasard et ce feu (1997, reeditado em 2006); e Défends-toi, Beauté violente! (2001). Em prosa: La vérité, jusqu'à la faute (Collection Verticales/Gallimard, Paris, 2007); Difficile conquête du calme (Joseph K. éditeur, 1996); Bonté seconde, Coup de dés (2002).

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